Ex-commissaire Aloys Batungwanayo : « J’ai été renvoyé de façon brutale et illégale »
Le récit d'une "démission" forcée
Aloys Batungwanayo (photo Iwacu)
Normalement, c’est chaque vendredi que je vous propose gratuitement Mes Carnets, avec une analyse indépendante et approfondie de l’actualité du Burundi et de la région des Grands Lacs. Mais l’actualité commande que je vous partage mon Carnet aujourd’hui, après la prestation de serment des deux commissaires de la CVR hier lundi 24 mars.
Comme quelques journalistes burundais, je suis contraint d’exercer depuis l’étranger. Sur place, le groupe de presse Iwacu, que j’ai fondé, poursuit courageusement son travail dans un environnement difficile, parfois hostile.
Cet espace me permet d’exercer librement mon droit de regard, sans exposer Iwacu aux risques de censure ou de représailles. Mon objectif ? Offrir aux lecteurs des clés pour mieux comprendre les dynamiques complexes de notre région et décrypter les enjeux souvent occultés.
Lundi 24 mars, deux nouveaux commissaires ont donc prêté serment pour remplacer deux commissaires « démissionnaires ». La cérémonie s’est bien déroulée. Pourtant, dans la presse, personne n’évoque les raisons du départ du vice-président de la CVR, Clément Noé Ninziza et celui d’Aloys Batungwanayo. Tout le monde semble s’en tenir au narratif officiel.
J’ai voulu aller plus loin pour comprendre les raisons réelles de son éviction et j’ai rencontré à l’étranger le commissaire « démissionnaire ».
Son témoignage soulève des interrogations fondamentales sur le fonctionnement de cette institution et sur la manière dont l’histoire est écrite dans notre pays.
Aloys Batungwanayo a fui. À 52 ans, cet ancien journaliste, historien de formation et commissaire à la CVR (Commission Vérité et Réconciliation) depuis 2018, n’était pas perçu comme une menace pour le pouvoir. L'homme est serein. L’ancien commissaire de la CVR sirote un café sans sucre et raconte.
Son récit
J’ai été renvoyé de façon brutale et illégale. Les procédures n’ont pas été respectées. Je n’ai pas reçu d’explications convaincantes sur ce renvoi. Je suis convaincu que le président de la CVR, Pierre Claver Ndayicariye, a joué un rôle déterminant dans cette affaire, mais je n’en ai pas la preuve. Le Président de l’Assemblée Nationale nous a bien dit que toutes ces accusations proviennent du président de la CVR.
Accusé de trahison
Tout s’est passé en quelques jours. Le 5 janvier 2025, un dimanche, je reçois un coup de fil du bureau du Président de l’Assemblée nationale, l’Honorable Gélase Ndabirabe. Il me convoque pour le 7 janvier. Ce jour-là, le mardi 7, je suis au rendez-vous, étonné d’y trouver le vice-président de la CVR, Clément Noah Ninziza. Nous sommes reçus à 9 heures. Gélase Ndabirabe est furieux, hors de lui. Pendant près de deux heures, il nous traite de tous les noms, il nous qualifie de traîtres. Surtout moi : « Tu es un traître, nous savons tout. Tu travailles pour les colons, tu donnes des rapports aux Blancs, tu viens de la société civile et tu continues à lui refiler de l’information. Tu vas en Europe, tu vas aux Etats-Unis, tu travailles pour les Américains, pour la CIA, pour le Rwanda. »
Les attaques sont d’une violence inouïe. Je suis choqué, sidéré. Je tente de m’expliquer. Oui, je voyage souvent en tant que commissaire de la CVR, mais pas aux frais de la CVR, je suis invité comme chercheur, je collabore avec des universités européennes, je participe à des colloques et des conférences. Je travaille avec l’aussi avec l’Université de l’Illinois, mais tout ça c’est avec l’accord du président de la CVR. Le Président de l’Assemblée nationale ne veut rien entendre, il est déchaîné : « Vous êtes des inyankaburundi, des “ibihemu”, vous devriez être en prison. » Nous repartons complètement ravagés. Je suis "sonné". J’ai peur. Haute trahison, moi ? C’est une accusation très grave.
Humilié
Quatre jours plus tard, le samedi 11 janvier 2025, je suis à nouveau convoqué à l’Assemblée nationale, mais cette fois nous sommes 13, tous les commissaires de la CVR sont là, dont son président Pierre-Claver Ndayicariye. Le Président de l’Assemblée nationale le reçoit d’abord seul. Après un moment, c'est au tour du vice-président Ninziza. Puis c’est à moi. Dans le bureau du Président de l’Assemblée, il y a aussi ses deux vice-présidents et un cadre chargé du procès-verbal. Sans ménagement, Gélase Nadabirabe m’accuse encore une fois de trahison. Il répète ce qu’il a déjà dit, il ajoute que ma collaboration avec l’Université de l’Illinois avait pour but de contester le travail de la CVR sur le génocide des Hutu en 1972, qui a fait l’objet d’un rapport validé par le parlement. Etc., etc., il me traite de criminel, de vendu, il m’accuse à nouveau de "haute trahison", de "divulgation de secrets". Puis il me tend une feuille de papier et me demande de remettre ma démission.
Chassé
J’ai eu le temps d’un peu réfléchir depuis quatre jours, j’ai relu la loi sur la CVR, il y a une procédure précise pour les démissions, il faut d’abord passer par une commission parlementaire, puis par une séance plénière. Très poliment, je refuse donc de remettre ma démission. Il se fait alors très menaçant : « Si tu refuses, je vais procéder autrement. » Là je comprends que je n’ai plus le choix : me démettre ou risquer le pire. J’écris un mot de démission en kirundi, en précisant que cette démission m’est imposée. Il le repousse, il me dit que je dois écrire « pour convenances personnelles » et il me montre le texte que le vice-président Ninziza vient de signer. Il me dit : "Wandike nkuku le vice-président de la CVR yanditse" (écris comme l'a fait le vice-président). Je constate ainsi que Ninziza a démissionné et qu’il a écrit lui-même « pour convenances personnelles ». J’accepte alors de donner ma démission sans écrire qu’elle m’est demandée et sans cette formule de « convenances personnelles ». Une sorte de compromis, le Président Gélase Ndabirabe est furieux, mais le 2e vice-président de l’Assemblée, Abel Gashatsi intervient, il dit « Monsieur le Président, ça va comme ça ».
C’est ainsi que se termine la scène. J’ai (été) démissionné. Les derniers mots du Président ont été : « Ibi bintu bigume hagati yacu. Utabivuze, twebwe ntavyo tuzovuga » (que ceci reste entre nous, si tu ne le racontes pas, nous ne dirons rien). Je quitte l’Assemblée nationale et j’apprends par des amis qu’un « dossier » est en train d’être monté contre moi. Ils me conseillent de quitter le pays. Ce que je fais rapidement.
Je suis innocent
Je tiens à affirmer ici mon innocence. Le seul fait allégué contre moi est sans fondement : j’aurais collaboré avec des réseaux étrangers, notamment la CIA et les services rwandais, et j’aurais nié le génocide des Hutu de 1972. Cette allégation repose sur mon travail avec "The Genocide and Human Rights Research in Africa and the Diaspora" (GHRAD), un centre de recherche basé aux États-Unis et affilié à l’université de Northeastern, dans l’Illinois. J’affirme que ce partenariat avait été validé par le président de la CVR lui-même. J’ai des documents qui prouvent que Pierre Claver Ndayicariye avait officiellement donné son accord à cette collaboration en juillet 2022. Je conteste avoir agi en solitaire. J’affirme que mes missions à l’international — notamment en Allemagne et en Belgique — ont toujours été signalées à la présidence de la CVR, avec des rapports à l’appui. En outre, je souligne que ma collaboration avec le GHRAD n’avait rien d’irrégulier : la loi sur la CVR permet expressément des partenariats avec des institutions nationales et internationales.
Pourquoi m’en voulait-on ?
Je reconnais que le climat s’est détérioré au fil du temps entre moi et le président Ndayicariye. Il me reprochait d’intervenir dans des conférences sans autorisation préalable, alors que j’en avais toujours informé la hiérarchie. Notre différend s’est aggravé lorsque j’ai commencé à insister sur la nécessité d’auditionner des acteurs clés de l’histoire burundaise, notamment :
Gabriel Mpozagara : ancien procureur général de la République en 1969 et 1973, chargé de l’exécution des décisions du Conseil de guerre spoliant les biens des victimes Bahutu accusés d’avoir tué des Batutsi.
Arthémon Simbananiye : ancien ministre de la Justice en 1971 et ambassadeur plénipotentiaire en 1972, souvent cité comme l’auteur du "Plan Simbananiye" supposé avoir conduit à l’extermination des Bahutu en 1972.
Zénon Nicayenzi : Ministre de la défense dans le gouvernement Rwagasore en 1961 , souvent mentionné pour son rôle dans l’assassinat du premier ministre Ngendandumwe en 1965 .
Céléus Mpasha : cité comme chef d’un mouvement armé impliqué dans des attaques contre les Batutsi, dont l’audition aurait été cruciale pour comprendre les dynamiques du conflit.
Le président Ndayicariye a systématiquement refusé de faire auditionner ces personnes, bien que certaines aient été disposées à parler. Selon moi, c’est un manquement grave à la recherche de la vérité. C’est aussi une atteinte à la neutralité axiologique de la CVR. Il est essentiel d’auditionner ces gens, il est nécessaire d’avoir toutes les versions des faits qui aideront à trouver la vérité. C’est cette vérité qui cimentera la réconciliation durable. Il est impensable de citer des gens comme auteurs présumés de crimes sans les avoir cherchés pour qu’ils donnent leur version des faits. Auditionner ces personnes apaiserait aussi les cœurs, non seulement des familles des victimes mais aussi de leurs propres familles.
Une médiation ratée
Pierre-Claver Ndayicariye, Président de la CVR
Petit à petit, j’ai compris que j’étais dans le collimateur du président Ndayicariye. J’ai tenté une médiation. Un jour au mois de juin 2022, je lui ai demandé qu’on se parle à deux. Il m’a répondu que lui aussi le voulait mais il m’a proposé la présence d’une 3ème personne. Je lui ai répondu que cela ne me gênait pas du tout. À trois, nous nous sommes donc rencontrés quelque part. Pourquoi je lui avais demandé cet entretien ? Parce que le 8 juin 2022, alors que je venais de faire une présentation sur les “héros non chantés” au Burundi, devant le Président de la République et un parterre d’au moins 3000 personnes, au stade Ingoma de Gitega, un ami à moi qui était assis avec les responsables des services de renseignement est venu me dire que Ndayicariye avait dit que “je perturbais la sécurité du pays.” Je lui ai demandé de cesser de me critiquer. Je lui ai dit devant ce témoin, ce “umushingantahe” que lui-même avait amené, que je le respectais pour plusieurs raisons : il est plus âgé que moi, il représente des institutions que je considère. Par ailleurs, dès le bas âge, j’ai reçu une éducation qui commande de respecter ses supérieurs. Mais visiblement, cette médiation n’a rien donné.
La loi violée
Quitter une commission est normal. Je suis d’ailleurs habitué à travailler pour des projets qui commencent et qui prennent fin, ce n’est pas le problème. Ce qui me choque ici, c’est le procédé et l’humiliation, pour ne pas dire le terrorisme de la méthode. En m’intimant de démissionner, le Président de l’Assemblée nationale a violé la loi sur la CVR que lui-même avait fait voter en mai 2024. Cette loi montre clairement en ses articles 27, 29, 30, 31 et 64 comment traiter un commissaire accusé de faute grave.
L’article 27 stipule que des commissaires ne peuvent pas être poursuivis pour des actes qui relèvent de leur mandat. Or, si j’ai travaillé avec une équipe de chercheurs, c’est dans le cadre du travail de la CVR.
L’article 29 détermine les conditions dans lesquelles un commissaire perd sa qualité de commissaire. Parmi ces conditions, il y a la démission qui n’est pas forcée. C’est pour cette raison que le Président de l’Assemblée Nationale voulait que je précise que je démissionne pour « convenance personnelle », ce que j’ai refusé.
L’article 30 parle de la mise en place d’une commission parlementaire pour enquêter sur les allégations soumises par le président de la CVR. Cette commission donne rapport au Bureau de l’AN. La plénière ne s’est jamais penchée sur la question. Je n’ai vu aucun membre de la commission mener une enquête.
Plus grave encore, l’article 31 indique que le président de la CVR saisit l’autorité compétente pour pourvoir le poste vacant. La plénière n’a jamais été informée de notre cas jusqu’à notre remplacement. En outre, je n’ai jamais remis ma lettre de démission (forcée) au président de la CVR comme la loi le stipule, l’Honorable Gélase Ndabirabe m’ayant sommé de ne jamais rien dire. Bref, la procédure légale n’a pas été respectée.
Pour vous, que révèle cette affaire sur l’indépendance et la crédibilité de la CVR au Burundi ? Débattons
Je remercie Aloys Batungwanayo. Il aurait pu choisir de garder le silence afin de protéger un système auquel il a cru… avant de connaître ces déboires. Faut-il vraiment encore débattre des agissements des dirigeants burundais? Je pense que ce n’est pas utile. Il faudrait peut-être engager les citoyens burundais dans une démarche constructive visant à bâtir un système politique protégeant tout citoyen burundais contre la tyrannie de ses mandataires politiques, dont le président de l’Assemblee Nationale fait partie.
Le témoignage d’Aloys Batungwanayo montre que la CVR de M. Ndayicariye a un agenda politique et ne cherche en aucun cas la vérité. C’est Ndayicariye qui aurait dû être viré en non pas Batungwanayo qui semble était le seul commissaire à avoir une fibre scientifique au sein de cette CVR.